Le malheur de la conscience en est-il bien un ?
Certes, la conscience, en prenant connaissance du temps, fait l'expérience de la désespérante précarité du monde, c'est-à-dire de l'impermanence des êtres et des choses. "Panta rhei" – "Πάντα ρει"– c'est-à-dire "tout coule", pourrions-nous dire en reprenant une célèbre formule d'Héraclite en ajoutant nos larmes d'amertume également.
Face à ce flux incessant, à cet écoulement, à ce devenir, la conscience semble chercher désespérément une réalité stable, une certitude, un Être qui lui permettrait d'échapper à l'insupportable. Elle s'invente alors des dieux et des religions.
Toute conscience est ainsi malheureuse, car toute conscience prend conscience, à un moment ou à un autre, de la fragilité des êtres. Elle sait que rien ne dure vraiment.
Toutefois, on ne saurait en rester à ce constat d'une grande banalité, à ce lieu commun, à ce cliché du memento mori (souviens-toi que tu es mortel). En approfondissant ce supposé malheur de la conscience, on en perçoit la vérité : le déchirement est créateur, la scission de la conscience est un élargissement, car nos horizons s'étendent, de nouveaux possibles surgissent.
La conscience, en quittant la pauvreté de la certitude sensible, l'étroitesse d'un présent, découvre un idéal qui peut devenir pour certains une raison d'être. Elle devient également créatrice de la plus douce et intelligente des consolations : l'art, qui embellit la vie et apporte un répit en suspendant l'insatisfaction du désir.
Il est finalement très heureux que toute conscience soit nécessairement malheureuse.
Lecture :
Démocritus et Héraclitus ont été deux philosophes, desquels le premier trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortait en public, qu’avec un visage moqueur et riant : Héraclitus, ayant pitié et compassion de cette même condition nôtre, en portait le visage continuellement triste, et les yeux chargés de larmes. Dès qu’ils avaient le pied hors de leur demeure, l’un riait, l’autre pleurait (Juvénal).
J'aime mieux la première humeur, non parce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer : mais par ce qu’elle est plus dédaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre : et il me semble, que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. La plainte et la commisération sont mêlées à quelque estimation de la chose qu’on plaint : les choses de quoi on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d’inanité : nous ne sommes pas si misérables, comme nous sommes vils. Ainsi Diogène, qui baguenaudait à part soi, roulant son tonneau, et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou des vessies pleines de vent, était bien juge plus aigre et plus poignant, et par conséquent, plus juste à mon humeur que Timon, celui qui fut surnommé le Haïsseur des hommes. Car ce qu’on hait, on le prend à cœur. Celui-ci nous souhaitait du mal, était passionné du désir de notre ruine, fuyait notre conversation comme dangereuse, de méchants, et de nature dépravée : l’autre nous estimait si peu, que nous ne pourrions ni le troubler, ni l’altérer par notre contagion, nous laissait de compagnie, non pour la crainte, mais pour le dédain de notre commerce : il ne nous estimait capables ni de bien ni de mal faire.
Michel DE MONTAIGNE, Les Essais, "De Démocritus et Héraclitus", I, 50, La Pléiade, 1962, p. 291 (orthographe modernisée).
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